Tête à tête avec Lucie Nicolas
Après le succès de Noire, programmé à l’ECAM en 2019, le collectif F71 présentera au théâtre en février prochain sa nouvelle création, Le Dernier Voyage (AQUARIUS). Pour les lecteur·trices de la gazette, Lucie Nicolas, met-teuse en scène et autrice, nous confie ce qui se cache dernière le titre énigmatique de ce spectacle inédit.
Quelle est la genèse de la création du spectacle Le Dernier Voyage (AQUARIUS) ?
L’Aquarius est un navire affrété par l’association SOS Méditerranée qui, pendant 2 ans, a sauvé plus de 30 000 migrants en mer Méditerranée. En juin 2018, après le sauvetage de 630 personnes, le bateau se voit refuser d’accoster en Italie. Pendant 10 jours, il reste ainsi en mer avec à son bord les centaines de rescapé·es, les membres de l’ONG et les journalistes, en attendant qu’un pays européen accepte de l’accueillir. Après d’âpres négociations au sein de l’UE, l’Espagne donne finalement son accord. Quand je prends connaissance de cette histoire, je me dis immédiatement qu’elle est inouïe et qu’il est primordial de la raconter. Jamais on ne s’est autant opposé à ce type d’initiatives en Europe, en qualifiant publiquement les sauveteur·ses de passeur·ses et de criminel.les. Je suis également frappée par la puissance dramatique de cet événement. Il s’agit d’un huis clos en mer avec comme protagoniste une communauté humaine hétérogène et cosmopolite. Elle affronte un sauvetage qui se transforme en épopée de 10 jours à travers les eaux déchainées de la Méditerranée et une tempête médiatique et politique sans précédent. L’idée d’en faire un spectacle s’est donc rapidement imposée à moi.
Déjà avec Noire en 2018, sa précédente création, le collectif F71 faisait le choix de raconter un épisode majeur de l’Histoire en mettant au premier plan une anonyme. C’est une nouvelle fois le cas avec Le Dernier Voyage (AQUARIUS). Pourquoi raconter ces destins-là plutôt que d’autres ?
Au sein du collectif F71, nous partons systématiquement d’éléments du réel, tels que des témoignages, des archives ou encore des images pour créer nos spectacles. Nos créations sont le fruit de nos questionnements personnels du moment. Sur scène, nous cherchons à partager au public ce qui nous agite, nous révolte, nous touche. C’est pourquoi nous cherchons à impliquer les spectateur·trices dans la représentation. L’idée n’est pas de les convaincre, de les faire adhérer à un quelconque point de vue mais plutôt de les impliquer dans ces histoires. Ces individus que nous mettons en lumière grâce au théâtre leur ressemblent, ce sont des personnes ordinaires comme eux/elles. Partager ces récits intimes, c’est aussi une manière pour nous de combattre l’accablement, le découragement et de prouver qu’il est encore possible d'agir.
Pour l’écriture de ce nouveau spectacle, tu as récolté pendant plusieurs mois de nombreux témoignages. Quelle responsabilité, quels enjeux ce choix de puiser dans le réel a-t-il induit ?
Jusqu’à maintenant, je n’avais encore jamais travaillé le témoignage de cette manière. Pour Le Dernier Voyage (Aquarius), j’ai retrouvé une quinzaine de personnes, sauveteur·ses ou rescapé·es, et leur ai demandé de me transmettre leurs souvenirs de cette traversée. Pour certain·es, cela signifiait me confier les raisons douloureuses et les conditions chaotiques de leur départ de leur pays. Pour d’autres, notamment les membres de l’ONG, cela impliquait de m’expliquer l’origine de leur vocation et de leur présence sur ce bateau. Au fur et à mesure des entretiens, je me suis donnée la mission de reconstituer sur scène cette communauté aujourd’hui dispersée. Le témoignage est un matériau très complexe à manier car il induit forcément une relation de confiance avec celui ou celle qui a livré sa parole. À un moment, je me suis sentie dépassée par cela. Je ne savais plus ce que je pouvais couper ou retravailler. Après avoir fait tout ce travail de digestion, j’ai enfin pu me raisonner à faire des coupes et à écrire la pièce. Petit à petit, je suis parvenue à reconstituer les événements de l’été 2018 tels qu’ils ont été vécus depuis l’intérieur du navire. Mon objectif était de proposer au public d’assister à tout ça comme s’il était sur le pont de l’Aquarius, comme s’il était l’un·e de ces 600 passager·es.
Pour reconstituer sur scène l’ambiance de cette épopée maritime, tu as choisis de te reposer uniquement sur une création sonore. Pourquoi ?
Comme je le disais juste avant, ces récits sont ceux de personnes vivantes. Ils sont donc particulièrement difficiles à incarner, à représenter. Il ne fallait pas basculer dans la caricature. De plus, les protagonistes sont tellement nombreux qu’avec trois comédien·nes, ce n’était tout simplement pas possible de les représenter tous·tes sur le plateau. Enfin, cette décision est également liée à mon désir d’impliquer le spectateur ou la spectatrice dans la représentation. Ce que nous proposons sur scène n’a pas vocation à être exhaustif, d’où cette utilisation du son pour contextualiser l’action. C’est au public présent dans la salle de créer les images dans sa tête, de visualiser ce bateau, ces individus, à partir de ce que nous lui donnons à entendre. La musique, les sons ont une puissance évocatrice très grande. Grâce aux bruits des vagues, il doit pouvoir apercevoir la mer. C’est une manière de lui donner davantage de pouvoir, d’énergie.
Le projet de spectacle a été amorcé en 2018 pour une première initialement prévue la saison dernière. Quel impact, la fermeture des théâtres a-t-elle eu sur ton processus créatif ?
Cette période a rendu certaines choses très difficiles. Nous avons dû réorganiser de nombreuses fois nos plannings, qui volaient en éclats à chaque nouvelle prise de parole. Il y avait beaucoup d’incertitudes et de fatigue. Mais en même temps, cet arrêt contraint m’a permis de mieux appréhender le matériau que je venais de collecter, des heures et des heures de récits. Lors des entretiens j'ai laissé la parole très libre. J’ai traversé la France, l’Europe pour rencontrer ces individus. Même si les médias avaient couvert les événements à l’époque, c'était la première fois que chacun·e retraversait ses souvenirs personnels, très forts, qui n’avaient jamais été entendus. En entendant ce récit de dizaines de points de vue différents, j'en suis devenue le réceptacle. J'étais responsable de reconstituer ce récit morcelé. Ce temps supplémentaire m’a poussée à prendre du recul, à réfléchir à ce que je souhaitais faire entendre au public. J’avais mésestimé la charge de travail que représentait la transcription des entretiens mais aussi pour certains leur traduction. Je pensais aussi que deux semaines seraient suffisantes pour écrire la totalité de la pièce. Au bout de deux résidences, la moitié du texte était encore à rédiger ! Je ne m’étais jamais attelée à ce type d’exercices, du moins pas à cette échelle. Ces quelques mois en plus ont, d’une certaine manière, contribué à la bonne maturation du projet.
Interview issue de la Gazette n°4, à découvrir en intégralité par ici.